Des transfusions sanguines contestées par un patient accidenté, témoin de Jéhovah
Un patient de 47 ans est victime d’un grave accident sur la voie publique. En état de choc hémorragique, il est admis aux urgences et transféré immédiatement au bloc opératoire.
Une intervention de damage control est pratiquée et révèle une hémorragie active et abondante. Le patient est alors transfusé de cinq culots globulaires et reçoit également des facteurs de coagulation (6 plasma).
Dans les suites, pas moins de neuf interventions chirurgicales se succèdent. Au cours de deux d’entre elles, une transfusion de, respectivement, deux et trois culots globulaires est réalisée.
Or, le patient était porteur, lors de son accident, d'un document signé par lui et fournissant deux informations importantes :
- La mention écrite de son refus de toute transfusion sanguine et ce, "même si le personnel soignant estime qu'une telle transfusion s'impose pour me sauver la vie".
- La désignation de son frère en tant que personne de confiance.
Par ailleurs, pendant son hospitalisation, le patient a indiqué à plusieurs reprises à l’équipe médicale être témoin de Jéhovah et refuser toute transfusion sanguine, quelles que soient les circonstances.
Le patient, toujours hospitalisé et susceptible de recevoir de nouvelles transfusions compte tenu de l’évolution de son état de santé, saisit le juge des référés du tribunal administratif. Il demande au juge :
- d’obliger l’établissement hospitalier à respecter sa volonté en ne procédant pas à d’autres transfusions sanguines contre son gré et à l’insu de la personne de confiance ;
- de recourir à des traitements de substitution, sans transfusion de sang.
Cette demande est rejetée. Par requête devant le Conseil d’Etat, le patient demande l’annulation de l’ordonnance de rejet.
Une atteinte aux libertés fondamentales alléguée par le patient
Le requérant invoque la violation de plusieurs libertés fondamentales :
- liberté de consentir aux soins prodigués ;
- intégrité du corps humain du fait du non-respect par l’équipe médicale du souhait de ne pas recevoir de transfusion sanguine, exprimé par des directives anticipées et confirmé par la personne de confiance ;
- interdiction des traitements inhumains et dégradants, le fait de se voir imposer des transfusions contraires à ses croyances constituant pour le patient un traitement moralement inacceptable et le privant de sa dignité ;
- atteinte au droit à l'autonomie personnelle en ce que le refus de transfusion sanguine par les témoins de Jéhovah ne peut être assimilé à un suicide mais à un choix thérapeutique ;
- atteinte à la liberté de pensée, de conscience et de religion.
De son côté, l’équipe médicale se défend en indiquant qu’elle a partiellement tenu compte des souhaits du patient puisqu’il n’a été procédé aux transfusions que dans la mesure strictement nécessaire au bon déroulement des actes permettant sa survie. La stratégie transfusionnelle normale, qui aurait impliqué des transfusions d’un volume beaucoup plus élevé, n’a donc pas été appliquée.
Des transfusions justifiées, selon le Conseil d’Etat
Le Conseil d’Etat adopte, dans un arrêt du 20 mai 2022, un raisonnement en plusieurs étapes.
- Il commence par rappeler le droit de toute personne malade à recevoir, compte tenu de son état de santé et de l'urgence des interventions dont elle a besoin, les traitements et les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques à l'efficacité reconnue et garantissant la meilleure sécurité sanitaire.
- Mais il rappelle également le droit qu’a toute personne de refuser ou de ne pas recevoir un traitement et l’obligation qui pèse sur le médecin de respecter la volonté de la personne après l'avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité.
- Il évoque ensuite le cas particulier du refus de soins susceptible de mettre la vie du patient en danger, ce qui était le cas en l’espèce. Dans ce cas, la personne doit réitérer sa décision dans un délai raisonnable et faire appel à un autre membre du corps médical.
- Puis il évoque le cas particulier du patient hors d'état d'exprimer sa volonté : aucune intervention ou investigation ne peut être réalisée, sauf urgence ou impossibilité, sans que la personne de confiance ou la famille, ou à défaut, un de ses proches ait été consulté. La décision de limiter ou d’arrêter un traitement ne peut être prise qu’après avoir respecté une procédure collégiale et les directives anticipées. Dans cette affaire, les directives anticipées mentionnaient clairement le refus du patient d’être transfusé, refus qui avait par ailleurs été confirmé par le frère du patient, désigné personne de confiance.
- S’agissant plus précisément des directives anticipées, le Conseil d’Etat souligne qu’elles s’imposent au médecin pour toute décision d'investigation, d'intervention ou de traitement. Mais il rappelle qu’il existe deux exceptions à ce principe : l’urgence vitale et le caractère manifestement inapproprié ou non conforme à la situation médicale des directives anticipées. Dans ces cas, le médecin peut refuser de les appliquer à l'issue d'une procédure collégiale définie par voie réglementaire et la décision, qui doit être motivée, est inscrite au dossier médical.
- Certes, l’équipe s’est écartée des instructions médicales écrites dont le patient était porteur dès son admission à l’hôpital. Mais les actes qu’elle a réalisés étaient indispensables à sa survie et proportionnés à son état, alors qu'il était hors d'état d'exprimer sa volonté. Le Conseil d’Etat considère donc qu’il n’existe pas d’atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales du patient.
Le Conseil d’Etat confirme donc le rejet des demandes du patient.
Que retenir de cette affaire ?
La question du refus de transfusion sanguine pour motifs religieux est posée ponctuellement devant le Conseil d’Etat depuis maintenant plus d’une vingtaine d’années.
Ce n’est pas un refus de soins comme un autre :
- Par définition, une transfusion sanguine est décidée dans un contexte, sinon de risque vital, du moins de gravité. Les options possibles (tenter de convaincre le patient, expliquer les conséquences d’un refus, etc.) ne sont pas toujours envisageables dans l’urgence.
- Le refus repose sur des convictions religieuses, qu’il est peut-être plus difficile d’infléchir, même avec des arguments médicaux pertinents.
Sur ce sujet délicat, la position du Conseil d’Etat a toujours été pragmatique, à l’image de l’arrêt du 20 mai 2022. - Le consentement aux soins est un principe essentiel qui doit être respecté. Le médecin ne peut imposer un traitement contre la volonté du patient.
- Les directives anticipées permettent de régler beaucoup de situations délicates lorsque le patient est hors d’état d’exprimer sa volonté.
- Mais dans tous les cas, l’existence d’un risque vital est une donnée essentielle qui guide le juge pour trancher au cas par cas. Dans la plupart des affaires qui lui ont été soumises, le Conseil d’Etat a toujours recherché si le pronostic vital était ou non engagé en l’absence de transfusion sanguine. A chaque fois qu’il existait un risque vital en cas d’abstention, la décision de transfusion a été validée. Dans les autres cas, le juge a admis qu’on puisse respecter le souhait du patient de ne pas être transfusé. C'est d'ailleurs une exacte application de ce principe que l'on retrouve dans un arrêt de la Cour administrative d'appel de Bordeaux du 20 octobre 2022 (Arrêt 20BX03081), dans une affaire où une patiente témoin de Jéhovah avait subi trois transfusions successives : les deux premières avaient eu lieu alors qu'elle était inconsciente et en état de détresse vitale, la dernière avait été pratiquée, de surcroît sous sédation non consentie, alors que, entre temps consciente, elle avait réitéré son refus. Seule la troisième transfusion a été considérée comme fautive, du fait des conditions de sa réalisation (sédation non consentie) mais aussi de l'absence de caractère vital.
Et si le médecin respecte le souhait du patient et que celui-ci meurt du fait de l'absence de transfusion ?
Une mise en cause du médecin par les ayants droit n’est pas exclue, alors pourtant que les souhaits du patient ont été respectés.
Le juge pénal et le juge civil ont eu à se prononcer sur ce sujet dans une affaire où une patiente, témoin de Jéhovah, est décédée à la suite d’une délivrance hémorragique après un accouchement. L’équipe médicale avait respecté le souhait, exprimé par écrit par la patiente elle-même et réitéré par son époux et sa mère, de ne pas recevoir de transfusion. Une autorisation de transfuser avait finalement été demandée au Procureur de la République quelques heures après, devant l’aggravation de l’état de la patiente, mais trop tard pour que la parturiente soit sauvée
Au pénal, l’affaire a abouti à un non-lieu. Au civil, les juges ont estimé que le médecin n’avait pas commis de faute dans la pratique de l’accouchement, ni dans la prévention du risque hémorragique, ni dans l’information de la patiente : "il ne saurait être reproché au médecin, qui doit respecter la volonté du malade, d’avoir éventuellement tardé à pratiquer une intervention vitale, alors qu’il ne pouvait la réaliser sans procéder, contre la volonté du patient, à une transfusion sanguine" (Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 21 décembre 2006). Le praticien a donc été mis hors de cause et a obtenu des dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral pour procédure abusive.