Une sage-femme confrontée à une situation complexe
En octobre 2012, une patiente entre en clinique en vue de son accouchement et est prise en charge par une sage-femme salariée de cet établissement. Le travail s’est initialement déroulé normalement, puis est devenu dystocique, conduisant la sage-femme à faire appel à 19 h 20 à un gynécologue obstétricien présent dans l’établissement.
Celui-ci rencontre la patiente pour la première fois à 19 h 30 et est rassuré par l’absence de signe clinique inquiétant lors de son examen. Il laisse donc la sage-femme assurer seule la surveillance et reprend son activité au bloc opératoire.
Il va finalement réaliser une césarienne en urgence à 22 h 20, le diagnostic de rupture utérine ayant alors été établi avec certitude.
L’enfant est née avec de graves lésions cérébrales laissant présager des séquelles neurologiques très importantes.
Une procédure civile contre l’obstétricien et la clinique
Souhaitant la réparation du très important préjudice de leur enfant et la prise en charge de l’ensemble de ses besoins liés à son handicap, les parents assignent devant le tribunal de grande instance l’obstétricien et la clinique en 2015.
Comme il se doit, la CPAM est appelée dans la cause afin de lui permettre de demander le remboursement de ses dépenses passées et futures.
Les experts nommés dans le cadre de cette procédure concluent sans aucune ambiguïté "qu'il existait à 19 h 30 suffisamment d'éléments objectifs pour proposer l'indication d'une césarienne". Ils ont également précisé que "l’obstétricien, même occupé au bloc opératoire, avait le temps entre 19 h 30 et 22 h de réaliser une césarienne au vu du mauvais déroulement de ce travail".
De manière générale, les experts considèrent que l’obstétricien n'a pas tenu compte de plusieurs signes de mauvais pronostic.
Les parents poursuivent leur procédure au fond contre l’obstétricien et la clinique.
La Cour d’appel, dans son arrêt de septembre 2022, retient la responsabilité :
- du praticien dans la réalisation tardive de la césarienne. Elle estime que cette faute est à l’origine d’une perte de chance de 90 % d’éviter la rupture utérine ayant occasionné le préjudice de l’enfant ;
- de la clinique pour ne pas avoir organisé la continuité obstétricale et chirurgicale : la sage-femme a été mise en difficulté puisqu’elle n’a pu contacter aucun médecin.
Vu les très importants intérêts financiers en jeu, la clinique dépose un pourvoi en cassation pour faire reconnaitre que la désorganisation reprochée ne constitue pas une faute et, de toutes façons, qu’elle a été sans incidence sur le suivi de la patiente.
Selon elle, l’absence de césarienne dès 19 h 30 relève de la seule décision de l’obstétricien, qui est bien intervenu à la demande de la sage-femme.
Les textes applicables
L’article L. 1142-1 du code de la santé publique (CSP), issu de la loi Kouchner du 4 mars 2002 (invoqué par la clinique) prévoit que la responsabilité tant des praticiens que des établissements de santé ne peut être basée que sur une faute prouvée par le demandeur.
L’article D. 6124-44 CSP (invoqué par la Cour de Cassation) définit les normes en personnel applicables aux maternités. Il prévoit notamment que "Quel que soit le nombre de naissances constatées dans un établissement de santé, celui-ci organise la continuité obstétricale et chirurgicale des soins tous les jours de l'année, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans l'unité d'obstétrique.
Cette continuité est assurée : soit par un gynécologue-obstétricien ayant la qualification chirurgicale ; soit, lorsque l'établissement ne peut disposer que d'un praticien ayant seulement une compétence obstétricale, à la fois par cet obstétricien et par un praticien de chirurgie générale ou viscérale de l'établissement".
L’article L. 4151-3 CSP (non cité dans la procédure) définit les missions des sages-femmes. Il prévoit que "En cas de pathologie maternelle, fœtale ou néonatale pendant la grossesse, l'accouchement ou les suites de couches, et en cas d'accouchement dystocique, la sage-femme doit faire appel à un médecin…".
Le défaut d’organisation, fondement de la responsabilité de la clinique
Dans cette procédure en cassation, il n’était pas question de remettre en cause la responsabilité de l’obstétricien, mais d’apprécier celle de la clinique dans son rôle d’organisation de l’activité.
Sur la base de l’article D. 6124-44 CSP précité, la Cour de cassation considère dans son arrêt du 28 février 2024 que la clinique n’a pas organisé la continuité obstétricale et chirurgicale de soins "en l'absence d'établissement d'une liste de garde de jour des gynécologues-obstétriciens". C’est ainsi que les hauts magistrats caractérisent la faute de l’établissement, alors pourtant que le texte ne fixe pas de quelle manière la continuité des soins doit être organisée.
Il restait à répondre à l’argument sur l’absence de lien de causalité entre ce défaut d’organisation et les séquelles de l’enfant :
- La Cour de cassation confirme le bien fondé du raisonnement de la Cour d’appel, selon lequel la sage-femme s’est trouvée en difficulté en l’absence de référent identifiable et a dû gérer seule cette situation à risque, aucun des médecins contactés n’ayant réellement pris en charge la patiente.
- Elle en déduit que "cette désorganisation avait entraîné une prise en charge défaillante et tardive de celle-ci et une absence de suivi rigoureux et d'analyse précise de l'évolution de son état et que, dans ce contexte, l’obstétricien n'avait pas eu un recul suffisant pour faire le bon choix lorsqu'il était intervenu".
La responsabilité de la clinique est donc confirmée dans la survenue du dommage de cet enfant, aux côtés de celle de l’obstétricien intervenu sur insistance de la sage-femme, alors qu’il était déjà occupé au bloc opératoire.
Une responsabilité du praticien qui n’exclut pas celle de la structure
Les nombreux arguments développés par la clinique contre le praticien, afin que la responsabilité ne repose que sur lui, sont instructifs. Ils montrent bien que c’est "chacun pour soi" devant le juge, en particulier quand les intérêts en jeu sont importants.
D’autre part, aucune faute n’a été retenue à l’encontre la sage-femme (qui aurait alors engagé la responsabilité pécuniaire de son employeur) : elle est restée dans les limites de ses compétences règlementaires en détectant correctement les anomalies du travail et en faisant appel à un obstétricien.
Il est relevé que la sage-femme s’est trouvée en difficulté du fait de l’absence de praticien de garde clairement identifié dans la journée et qu’elle a géré la situation au mieux des moyens mis à sa disposition.
Un tableau de garde indispensable
Ce n’est pas la première fois que les normes de fonctionnement sont prises en compte pour apprécier la responsabilité d’une clinque (par ex : Cour d’Appel de Toulouse 5 mars 2018 à propos de l’effectif le jour de l’accouchement).
Mais ici, le message de la Cour de cassation est particulièrement clair : il faut, de jour comme de nuit, un tableau de garde des obstétriciens, accessible aux sages-femmes. Le simple fait de ne pas avoir prévu cette garde obstétricale est susceptible d’engager la responsabilité de l’établissement, même s’il y avait en fait un obstétricien présent au moment où son intervention était nécessaire.
En termes de sécurité des soins, il faudrait, en plus, que l’obstétricien soit disponible dès l’appel de la sage-femme, comme cela est par exemple prévu pour la relation entre IADE et médecin anesthésiste (l’article R. 4311-12 CSP demandant à ce que le médecin anesthésiste "soit présent sur le site où sont réalisés les actes d’anesthésie ou la surveillance post interventionnelle, et puisse intervenir à tout moment").