Une perforation œsophagienne à la suite d’un dîner
Vers 19h, un urgentiste en clinique reçoit une patiente de 60 ans, sans antécédent particulier, qui consulte pour une impression de "blocage alimentaire" depuis le diner de la veille où elle a mangé avec appétit une côte de porc…
L’examen est sans particularité, la "gêne" est mal précisée mais tolérable, la patiente disant ne pas pouvoir s’alimenter mais pouvoir boire. Un TOGD (transit œsogastroduodénal) est prescrit à faire en externe. Celui-ci, réalisé le lendemain, se révèle normal. Il est conclu à l’absence de corps étranger intra-œsophagien et à l’absence de stagnation du produit de contraste.
Sur demande du service de radiologie, la patiente est revue aux urgences où un autre urgentiste lui prescrit un traitement symptomatique avec pansements gastriques, son retour à domicile étant décidé. Des consignes de nouvelle consultation en cas de persistance ou d’aggravation sont données.
Le lendemain, la patiente se plaint cette fois de violentes douleurs dorsales et de l’hypochondre droit ainsi que de sueurs et de palpitations. Elle est conduite par son mari aux urgences du Centre hospitalier voisin où une TDM (tomodensitométrie), réalisée en urgence, met en évidence un pneumomédiastin et, en regard de T5, une perforation œsophagienne par une probable esquille…
Une fibroscopie confirme une perforation œsophagienne (double) et une probable fistule oesobronchique et permet le retrait de l’esquille. Une prothèse œsophagienne est mise en place et sera retirée un mois après.
Les suites sont marquées par l’apparition d’une collection hydroaérique pleurale gauche qui est drainée puis, à distance, par une thrombose de la veine jugulaire interne et de la veine cave supérieure imposant une héparinothérapie curative.
Après deux mois d’hospitalisation, la patiente regagne son domicile, mais est arrêtée pendant encore 8 mois, avant de faire valoir ses droits à la retraite.
Une perte de chance retenue par la CCI
Lors de l’expertise, la patiente dit être plus fatiguée depuis cet accident et ressentir régulièrement des douleurs basi thoraciques gauches. Pour autant, les séquelles s’avèrent mineures en pratique, évaluées à hauteur d’un déficit fonctionnel permanent de 4 % avec un préjudice esthétique de 3/7 du fait de la cicatrice de thoracotomie et de drainage. L’état de la patiente ne justifie ni une inaptitude ni une tierce personne.
L’expert chirurgien viscéral rappelle que devant un tel tableau, l’examen de référence à demander était une fibroscopie gastrique, examen dont la patiente, en l’absence d’urgence clinique ressentie, n’aurait pu bénéficier avant 24 heures.
Ainsi, le choix fait par le premier urgentiste de demander en première intention un TOGD peut être considéré comme une alternative "valable", même si "non strictement conforme aux recommandations du SNFGE". Le premier urgentiste est donc dédouané de toute responsabilité. Ce d’autant que, d’après l’expert, la symptomatologie initiale, marquée par une "gêne" plutôt que par des douleurs intenses, permettait de penser que la perforation était initialement "bouchée", donc peu symptomatique. C’est d’ailleurs ce qu’a confirmé la normalité du TOGD réalisé le lendemain.
La relecture des clichés lors de l’expertise n’objectivant aucune anomalie, et en particulier aucune extravasation de produit de contraste, le radiologue est également mis hors de cause. Son interprétation des clichés n’est pas critiquable.
Enfin, le second urgentiste, devant une dysphagie et des douleurs irradiant dans le dos, aurait pu demander un TDM plutôt que de temporiser. Néanmoins, il a pu être rassuré par la normalité du TOGD et, compte tenu des difficultés habituelles du diagnostic de perforation de l’œsophage, rien ne peut lui être reproché…
L’expert conclut son rapport de manière un peu ambiguë : il précise que si le dommage, consistant en l’évolution d’une médiastinite avec pleurésie purulente gauche et thrombose veineuse profonde, est bien en rapport avec la pathologie initiale (la perforation œsophagienne), le retard de diagnostic et donc de prise en charge thérapeutique a pu indirectement majorer le dommage…
Tel ne sera cependant pas l’avis de la CCI. Elle estime que le dernier urgentiste a manqué de prudence au regard des troubles cliniques persistants, ce qui a fait perdre une chance de subir des complications moindres. La perte de chance est évaluée par la Commission à 20 %.
Les recommandations de la MACSF
Cette histoire nous donne l’occasion de rappeler que si la grande majorité des corps étrangers (alimentaires ou pas) sont éliminés naturellement, le recours à une endoscopie s’avère nécessaire dans 10 à 20 % des cas. La nécessité d’une exérèse par voie chirurgicale est heureusement exceptionnelle, de l’ordre de moins de 1 % des cas.
Toute suspicion, clinique ou d’interrogatoire, d’impaction d’un corps étranger ingéré, visible ou pas par un simple cliché radiographique, impose la réalisation d’un TDM dans les meilleurs délais. |
En fonction du type d’objet ou d’aliment ingéré, de sa localisation dans le tractus digestif haut et de la symptomatologie (obstruction partielle ou complète), le délai maximal pour espérer l’absence de complication et l’évacuation sous endoscopie ne doit pas excéder :
- 6 heures pour certains corps étrangers impactés dans l’œsophage (pile, objet pointu, tranchant, tableau d’obstruction) ;
- 24 heures pour ceux non sténosants.
Le risque de complications graves du fait d’un corps étranger œsophagien serait en effet multiplié par 14 au-delà de 24 heures : outre le risque de perforation et d’hémorragie, il existe alors un risque d’inhalation en cas d’obstruction complète de l’œsophage. |
La localisation gastrique permet de temporiser davantage et de prévoir une endoscopie :
- au maximum dans les 24 heures pour les objets ou aliments tranchants ou pointus, ceux de plus de 6 cm de long ou de plus de 2,5 cm de large ;
- jusqu’à 72 heures pour les autres.
A noter enfin1 que du fait d’un risque de perforation œsophagienne lors du traitement sous endoscopie des corps étrangers localisés au niveau œsophagien, il était souvent conseillé de les "pousser" dans l’estomac plutôt que de tenter leur extraction. Il semblerait que désormais, ces risques n’ayant pas été démontrés comme étant supérieurs, l’extraction soit préconisée dès le premier échec d’une tentative d’évacuation vers l’estomac. |
Sur le plan médico-légal, comme nous l’avons vu ici, la CCI, pas plus que les magistrats, n’est tenue par les conclusions expertales, même si, paradoxalement, ni la CCI ni les magistrats ne peuvent se dispenser d’une expertise médicale pour pouvoir trancher les questions de responsabilité !