Des complications dans les suites d'une pose de prothèse d'épaule
Une patiente de 81 ans est hospitalisée pour une fracture post-traumatique de l'humérus droit pour laquelle une indication à la pose d’une prothèse d’épaule inversée est posée.
Lors de la consultation d’anesthésie, il est retenu : poids de 70 kg, HTA, hypothyroïdie substituée, asthme sévère cortico-requérant et dilatation des bronches.
Le traitement en cours est reporté par l’anesthésiste lors de la consultation, en absence d’une ordonnance produite par la patiente : il inclut, entre autres, Levothyrox® 100 µg/J (1 microgramme/kg, 2 cp le matin). Nous découvrirons par la suite que la patiente bénéficie d’un traitement par Levothyrox® à la posologie de 25 µg/J.
La chirurgie a lieu en fin d’après-midi sous bloc interscalénique + anesthésie générale. Compte tenu de l’absence de SSPI après 20 h 30, la patiente est transférée pour la surveillance postopératoire en USC.
Le traitement habituel, noté dans la consultation d’anesthésie, est reconduit par l’anesthésiste du bloc. Pour ce faire, il clique sur la rubrique "Tout represcrire" sur le logiciel informatique de la clinique, pour une durée de 4 jours.
La patiente reste hospitalisée une semaine en USC pour un déséquilibre électrolytique et est ensuite transférée en SSR, suite à l’apparition d’une tachycardie et de troubles transitoires de la vigilance.
Les deux praticiens ayant assuré le suivi en USC et en SSR reconduisent le même traitement, prescrit par l’anesthésiste du bloc, par Levothyrox® à la dose de 200 µg/J.
Une évolution défavorable
À J+13 postopératoire, alors qu’elle est encore hospitalisée en SSR, la patiente présente des troubles digestifs (diarrhée, vomissements, douleurs abdominales) ainsi qu’une sensation de malaise et faiblesse. Devant l’aggravation des symptômes, un bilan thyroïdien est demandé et revient perturbé, avec une TSH effondrée à 0.046 mUI/L (N> 0,35 et 4,9 mUI/L) et une T4L augmentée à 36 pmol/L (N > 9,0 et < 19 pmol/L).
Malgré ce résultat, aucune décision d’adaptation de la posologie du Levothyrox® n’est prise.
L’état clinique ne fait que s’aggraver, avec l’apparition d’un état de choc vasoplégique inexpliqué, d’abord avec FEVG normale à l’échocardiographie transthoracique, justifiant le transfert dans le service de réanimation plus proche à J+18 postopératoire.
À l’arrivée en réanimation, le tableau clinique se dégrade rapidement avec l’apparition d’une défaillance multiviscérale marquée par :
- un coma (GCS 7/15) nécessitant l’intubation et la ventilation mécanique ;
- un SDRA sur pneumopathie d’inhalation ;
- une tachycardie sinusale (FC 130 bpm) ;
- un état de choc vasoplégique et cardiogénique sur dysfonction bi-ventriculaire (FEVG 10 %) ;
- une insuffisance rénale aiguë anurique et hépatique. Le scanner abdominal et cérébral revient normal.
Le bilan biologique réalisé en urgence retrouve : TSH à 0,08 mUI/L, T3 à 31,2 pmol/L, cortisolémie 1920 ng/mL faisant retenir le diagnostic de thyrotoxicose iatrogène par surdosage en Levothyrox®.
Malgré l’introduction en urgence d’un traitement par propylthiouracile (PTU) et corticoïdes, de l’épuration extra-rénale, ainsi que d’un support ventilatoire et vasopresseur, l’évolution sera rapidement défavorable jusqu’au décès.
Une erreur de prescription répétée et tardivement reconnue
Pour les experts, le décès de la patiente est la conséquence d’une thyréotoxicose iatrogène provoquée par un surdosage important (x 8) de Levothyrox® pendant 20 jours.
Cet accident médical trouve son origine dans un certain nombre de dysfonctionnements :
- Erreur initiale de prescription de la part de l’anesthésiste du bloc.
- Une reconduction “automatisée” de la même prescription à 2 reprises, par le médecin de l’USC et celui du service de SSR.
- Une non-prise en compte des signes cliniques et paracliniques d’intoxication au Levothyrox® par le médecin du service de SSR, conduisant à un retard diagnostique et thérapeutique.
La responsabilité de cet accident fautif est ainsi répartie :
- 10 % anesthésiste du bloc,
- 20 % chirurgien (en tant que référent du patient),
- 20 % médecin responsable de l’USC,
- 50 % médecin du SSR.
Les experts n'ont pas retenu de responsabilité de la clinique au titre de la mise à disposition d'un logiciel inadapté ni de l’anesthésiste ayant réalisé la consultation d’anesthésie car "son rôle est celui de noter les traitements au long cours. Celle-ci n’est pas considérée comme une prescription".
Toutefois, les experts ont souligné que la posologie de Levothyrox® de 200 µg/J aurait dû interroger car élevée et rarement prescrite dans la pratique clinique, notamment chez des sujets âgés.
Attention au patient âgé !
La thyréotoxicose factice est une condition résultant de l’ingestion intentionnelle ou accidentelle d’hormones thyroïdiennes en grande quantité.
Plusieurs cas de mésusage ou abus de LT sont décrits chez l’adulte et l’enfant. Ils peuvent survenir dans le cadre de tentatives de suicide ou de perte de poids, indications médicales inappropriées ou surdosées (thyréotoxicose iatrogène). Le surdosage en Levothyrox® est la cause la plus fréquente de thyréotoxicose chez le patient âgé(1,2).
Les recommandations de la Société Française d'Endocrinologie sur les "dysfonctions thyroïdiennes chez le patient âgé"(3) préconisent que :
- Le traitement substitutif par la Lévothyroxine est indiqué en cas de TSH > 20 mUI/L dans au moins deux contrôles (Grade 2+).
- La dose substitutive recommandée de Lévothyroxine est de 1,1 à 1,3 µg/kg/jour (Grade 2+) soit 75-100 µg/j pour un patient de 70 kg. La posologie de lévothyroxine usuellement prescrite est plus faible en cas de fonctionnement partiel résiduel de la glande thyroïde.
- Bien que la limite inférieure normale de la TSH soit généralement 0,4 mUI/L, le risque de surdosage chez le patient âgé augmente si TSH < 1 mUI/L.
La prescription : une source potentielle d'erreur médicamenteuse
Une erreur médicamenteuse est une "erreur non intentionnelle d’un professionnel de santé, d’un patient ou d’un tiers, survenue au cours du processus de soin impliquant un médicament ou un produit de santé mentionné à l’article R.5121-150 du CSP, notamment lors de la prescription, de la dispensation ou de l’administration"(4).
La prescription est un acte médical qui peut engager la responsabilité du prescripteur et une étape fondamentale dans l’hospitalisation d’un patient, qui peut modifier son évolution clinique.
Les recommandations en matière de prescription
Dans la phase pré et postopératoire, l’anesthésiste peut être amené à prescrire le traitement personnel du patient. C’est pourquoi la SFAR a rappelé en 2014 quelques points de vigilance pour la gestion quotidienne du traitement personnel du patient(5) :
- Le traitement personnel du patient est l’ensemble des traitements médicamenteux en cours au moment de l’admission du patient. La prescription s’appuie sur l’ordonnance des traitements chroniques, habituellement rédigée par le médecin traitant et dont une copie doit être disponible lors des consultations et conservée dans le dossier du patient.
- La prescription doit comporter : l’identité et l’âge du patient, la date, l’identité du prescripteur et sa signature, la dénomination du médicament, la posologie, le mode d’administration et la durée du traitement.
- Ainsi, la mention "reprise" ou "poursuite du traitement habituel" en se référant à une ordonnance est proscrite, car elle ne respecte pas les impératifs précités.
- La copie de l’ordonnance se substituant à une prescription médicale n’est pas autorisée. Cela la différencie de la saisie du traitement avec nécessité d’une validation médicale.
- La RPP SFAR/SFPC 2024 sur la "Prévention des Erreurs Médicamenteuses en Anesthésie-Réanimation"(6) indique qu’en anesthésie, les erreurs dans l'historique des médicaments à l'admission sont retrouvées chez 67 % des patients. L'omission d'un médicament est le problème le plus fréquent (10-61 % des erreurs).
- Afin de réduire les erreurs médicamenteuses en lien avec la prescription, les experts suggèrent de réaliser un bilan médicamenteux (BM) et une conciliation médicamenteuse (CM) en anesthésie. Le BM est la liste exhaustive des médicaments pris ou à prendre par le patient, prescrits par un professionnel de santé ou pris en automédication. Lors d'une nouvelle prescription, la CM correspond à un processus en 4 étapes qui prend en compte tous les médicaments listés dans le BM afin de rechercher des divergences, intentionnelles ou non, avec la nouvelle prescription réalisée(7,8). Il est montré que le BM et la CM permettent de diminuer les divergences médicamenteuses.
- Le BM pourrait également être réalisé lors d’une consultation pharmaceutique avant la consultation d’anesthésie. Ce travail d'équipe pharmacien-anesthésiste semble améliorer la sécurité de la prise en charge périopératoire. Il diminue de 53 à 13 %(9) le nombre de patients présentant une divergence médicamenteuse non intentionnelle pour au moins un médicament, à l’admission.