Une jambe comme prise dans un piège !
En février 2020, un cariste de 49 ans, ressent brutalement une douleur intense du mollet gauche lors d’une partie de chasse. Cette douleur l’oblige à s’arrêter alors qu’il court après ses chiens.
À partir de ce moment, il présente une claudication intermittente serrée du membre inférieur gauche avec un périmètre de marche restreint, de l’ordre de 50 mètres, accompagnée de la sensation d’un pied froid.
À noter dans ses antécédents :
- une opération du ménisque en 2006,
- une fracture de L5 en 2013,
- un kyste du pied en 2019,
- depuis 2015, des douleurs au niveau des pieds, avec réalisation d’un écho doppler des membres inférieurs sans particularités, avec une surcharge athéromateuse mineure et 3 artères de jambe retrouvées.
Un piège diagnostique …classique !
Le lendemain, il consulte son médecin traitant. Le praticien note des paresthésies du pied et du mollet gauche avec sensation de froid et de brûlures en même temps, qu’il impute à un problème sciatique. Il prescrit une IRM vertébrale, de la kinésithérapie et des anti-inflammatoires.
Le patient consulte quatre jours plus tard une ostéopathe, qui retrouve un pied gauche froid et conseille une nouvelle consultation auprès du médecin traitant.
Il consulte le même jour un podologue avec lequel il avait rendez-vous pour confectionner des semelles. Celui-ci note qu’il perçoit de bons pouls à droite, en tibiale postérieure et pédieuse, mais pas à gauche. Il note un pied gauche plus froid.
Le patient rappelle son médecin traitant le même jour pour lui transmettre les constatations de l’ostéopathe et du podologue. Ce dernier lui donne un rendez-vous quatre jours plus tard.
Le jour de la consultation, le médecin traitant :
- note les constatations du podologue ;
- dit retrouver un pouls rétro tibial mais pas de pouls pédieux ;
- persiste dans son diagnostic de sciatique ;
- rédige cependant une lettre pour un examen écho doppler, sans préciser une quelconque urgence.
Dans les jours qui suivent, l’état du patient se dégrade. Les douleurs s’intensifient et deviennent permanentes. Elles sont tellement intenses qu’il se rend aux urgences dans la nuit.
Il bénéficie d’un écho doppler et d’un angioscanner en urgence, mettant en évidence une thrombose complète de l’artère poplitée gauche s’étendant jusqu’à l’origine du tronc tibio-péronier et de la tibiale antérieure, avec des lésions d’artérite filiforme en aval.
Une indication de thrombectomie en urgence est posée.
La thrombectomie d’amont en poplitée permet de récupérer un flux pulsé. Par contre, l’aval restera le siège d’un ensablement artériel, avec aspect en arbre mort sur le contrôle artériographique peropératoire et impossibilité d’une thrombectomie des troncs jambiers, siège d’obstructions diffuses et fibreuses, sans reflux.
Le chirurgien pratiquera, en désespoir de cause, un pontage veineux saphène inversé entre l’artère poplitée et l’artère péronière, très grêle avec un petit reflux.
Un écho doppler de contrôle objective la thrombose du pontage sans aval réinjecté. Parallèlement, l’état de la jambe du patient se dégrade, avec hypoesthésie ascendante et apparition de phlyctènes cutanées signant le caractère dépassé de l’ischémie.
Une amputation trans tibiale tiers supérieur - tiers moyen est finalement pratiquée quelques jours plus tard.
Un appareillage a pu être mis en place après un long séjour en rééducation.
L’expertise : un tir à boulets rouges !
Le patient dépose une demande auprès de la Commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (CCI) afin d’obtenir une expertise pour savoir si la prise en charge a été conforme aux règles de l’art.
Une expertise est confiée à un chirurgien vasculaire qui établit les conclusions suivantes :
"... Le Docteur R a considéré qu’il s’agissait d’une douleur d’origine sciatique en se référant à l’historique lombaire de Monsieur P. Il a déclaré avoir trouvé des pouls périphériques, qui ne pouvaient pas être présents et qui n’ont pas été consignés dans le dossier de consultation...
Il existe donc un défaut et un retard de diagnostic avec retard de prise en charge.
A défaut de sentir les pouls périphériques avec un pied froid, la description de la symptomatologie par Monsieur P était à elle seule hautement évocatrice d’un problème vasculaire possiblement embolique (d’ailleurs évoqué par un podologue) et justifiait, dès le 10/2/20, la prescription d’un bilan échodoppler qui aurait fait le diagnostic et entraîné une intervention dans la foulée.
Monsieur P a donc perdu presque 2 semaines pour sa prise en charge qui va finalement s’effectuer dans l’urgence et à un stade déjà dépassé.
Le Dr R s’est obstiné dans son erreur diagnostique sans tenir compte des plaintes de Monsieur P et en ne se donnant pas les moyens d’une prise en charge conforme aux règles de bonne pratique.
Il s’agit donc d’une perte de chance fautive imputable au Docteur R et chiffrable à 90 %...
Monsieur P a présenté une occlusion brutale de l’artère poplitée gauche dont le retard diagnostique fautif a abouti à une amputation de jambe gauche. ».
L’avis CCI, la fermeture de la chasse !
A l’issue de dépôt du rapport d’expertise la CCI se réunit, entend les observations des différentes parties et rend l’avis suivant :
"... La commission retient plusieurs manquements fautifs imputables au Docteur R.
En effet, Monsieur P présentait, dès la première consultation, une symptomatologie nettement évocatrice d’un problème vasculaire d’origine embolique probable au regard des douleurs de survenue brutale et alors que ce dernier ne présentait aucun antécédent de douleurs à l’effort. La commission considère également que, contrairement à l’affirmation du Docteur R au jour de l’expertise, Monsieur P ne pouvait présenter de pouls périphériques lors de cette première consultation.
Par ailleurs, lors de la deuxième consultation, le Docteur R a persisté dans son diagnostic de sciatique, malgré les constatations alarmantes faites par le podologue et l’ostéopathe de Monsieur P qui n’ont retrouvé aucun pouls et qui ont donc évoqué tous deux un problème de claudication intermittente vasculaire.
La commission précise en outre que seul un écho-doppler a été prescrit sans aucune urgence et à la demande du patient.
L’ensemble de ces manquements a été à l’origine d’une perte de chance d’éviter l’aggravation de la thrombose de Monsieur P à un stade déjà dépassé et ainsi d’éviter l’amputation, que la commission évalue à 90 %...".
Les recommandations de la MACSF
Il est important de :
- Tracer les constatations cliniques, les thérapeutiques prescrites ainsi que le diagnostic retenu dans le dossier médical du patient afin de pouvoir démontrer qu’au moment de la consultation, les moyens diagnostiques ont été mis en œuvre : le médecin traitant, dans le cas présent, affirmait sans pouvoir le prouver qu’il avait contrôlé la perception des pouls et les avait bien tous perçus. Une traçabilité au dossier aurait pu faciliter sa défense.
- Ne pas hésiter à revoir le diagnostic initial en fonction de l’évolution de la symptomatologie.
- Tenir compte des constatations qu’auraient pu faire d’autres praticiens.