L'expertise : un passage obligé en cas de mise en cause
Les contentieux en responsabilité médicale ont un passage obligé : l’expertise.
Nommé avec une mission précise par le juge, dans la plupart des cas par ordonnance de référé, l’expert a pour rôle principal d’éclairer le magistrat sur le point de savoir si le médecin a prodigué des soins consciencieux, attentifs et conformes aux données de la science.
En d’autres termes, sa mission consiste à déterminer si le médecin, tenu à une obligation de moyens et non de résultat, a commis une faute (technique ou éthique) et, dans l’affirmative, si l’état de santé du malade est imputable à cette faute.
On peut légitimement penser que l’expert ne sera en mesure de se prononcer qu’à la condition qu’il dispose de la totalité du dossier médical du patient en lien avec la demande de ce dernier.
Le patient va produire, dans le respect du contradictoire, les pièces en sa possession. Mais le médecin mis en cause peut-il, de la même façon, produire devant l’expert les pièces qu’il estime utiles à sa défense ?
Ces pièces pourraient par exemple accréditer l’existence d’un état antérieur du demandeur ou d’autres éléments de nature à exclure ou limiter sa responsabilité.
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Deux principes difficilement conciliables pourraient alors s’opposer :
- Le respect du secret médical.
- Le respect des droits de la défense.
La jurisprudence fluctuante sur le sujet témoigne de la difficile conciliation de ces deux principes.
Certaines décisions font primer le secret médical
Des décisions de justice ordonnant des expertises en référé ont conditionné la production en expertise de pièces médicales par le médecin mis en cause à l'accord de la victime.
La mission précise en effet : "Dit que l'expert aura pour mission, après s'être fait communiquer, par le demandeur ou par tout tiers détenteur, le dossier médical complet du patient, avec son accord ou celui de ses représentants légaux ou de ses ayant droit…".
On peut citer dans ce sens une ordonnance de référé rendue par le Tribunal judiciaire d’Évreux le 8 novembre 2023 ou encore un arrêt rendu par la Cour d’appel de Rouen le 28 août 2024, tous deux motivés de façon semblable.
Le respect du secret médical avant tout
En l'absence de disposition législative spécifique l’y autorisant, le juge civil ne peut ordonner une expertise judiciaire en confiant à l'expert une mission qui porte atteinte au secret médical, sans subordonner l'exercice de cette mission à l'autorisation préalable du patient concerné, sauf à tirer toutes les conséquences du refus illégitime. Et ce, dans la mesure où le secret médical fait valablement obstacle à une libre utilisation des pièces du dossier par le praticien mis en cause.
Le patient, arbitre a priori des éléments soumis à l'expert
Ainsi, c’est le patient demandeur qui va arbitrer a priori la possibilité pour le médecin mis en cause de transmettre à l’expert les pièces qu’il détient.
Le risque est alors de voir l’expert rendre son rapport sur la base d’éléments incomplets, le débat juridique pouvant par la suite être repris devant le juge du fond.
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Ces décisions font valoir que le conflit entre le secret médical et le droit d'un professionnel de santé de se défendre dans le cadre d'une action en responsabilité engagée à son encontre doit être arbitré par la légitimité des motifs opposés par le patient à une telle communication.
Ce refus n'a vocation à être sanctionné qu'a posteriori, si le professionnel de santé justifie qu'il ne repose pas sur un motif légitime et porte une atteinte disproportionnée aux droits de la défense.
Pour ce faire, le médecin pourrait toujours plaider devant le juge du fond que le refus opposé par le patient à la production de sa part de certaines pièces du dossier n’est en réalité pas dicté par un intérêt légitime - le respect du secret médical - mais a pour seule finalité d’empêcher la production de pièces contraires à ses intérêts.
Que ferait alors le magistrat s’il accueillait une telle argumentation ? Autoriser la communication de ces pièces et ordonner une nouvelle expertise ?
On voit là très clairement les limites de l’exercice…
Une majorité de décisions fait primer les droits de la défense
De nombreuses décisions de justice font au contraire primer les droits de la défense, le principe d'égalité des armes et le droit à un procès équitable.
Un obstacle à la manifestation de la vérité
Cour d’appel de Bordeaux
Dans un arrêt du 4 juin 2024, la Cour a relevé que le fait de solliciter une mesure d'expertise emporte renonciation pour le patient de se prévaloir du secret médical pour les faits, objets du litige.
Le secret médical ne saurait faire obstacle à la révélation des informations strictement nécessaires à la manifestation de la vérité.
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Une atteinte excessive et disproportionnée aux droits de la défense
Cour d’appel de Paris
Dans un arrêt du 7 mars 2024, la Cour fait valoir que constitue une atteinte au principe d'égalité des armes résultant du droit au procès équitable le fait d'interdire à une partie de faire la preuve d'éléments de fait indispensables pour l'exercice de ses droits et le succès de ses prétentions.
Les magistrats considèrent que l'ordonnance entreprise a porté atteinte aux droits de la défense des appelants, en adoptant un raisonnement en plusieurs étapes :
- Soumettre la production de pièces médicales par les défendeurs, dont la responsabilité est susceptible d'être ultérieurement recherchée, à l'absence d'opposition du patient, revient à soumettre le litige à la volonté discrétionnaire de ce dernier.
- Ces pièces sont pourtant indispensables à la réalisation de la mesure d'instruction et, par la suite, à la manifestation de la vérité. Il s’agit donc d’une atteinte excessive et disproportionnée au regard des intérêts protégés par le secret médical.
Cour d'appel de Nancy
Dans un arrêt du 11 mars 2024, la Cour fait elle aussi valoir que cette condition (subordonner à l’accord préalable du patient la production du dossier à l’expert) apparaît comme disproportionnée au vu des intérêts en présence.
En effet, la nature de la mesure d'expertise sollicitée, destinée à établir une faute éventuelle des professionnels de santé dans la prise en charge de la patiente, implique que des éléments normalement soumis au secret médical soient portés à la connaissance des experts, eux-mêmes médecins.
L'expert ne peut réaliser la mission confiée qu'en disposant de l'ensemble du dossier médical de la patiente. Limiter sa connaissance à la production des seules pièces approuvées par l’appelante entraverait l'exercice de sa mission et ne lui permettrait pas de répondre objectivement aux questions posées.
Cour d'appel de Poitiers
Dans un arrêt du 21 mai 2024, la Cour rappelle que l'équilibre nécessaire entre le droit à un procès équitable et le respect du secret médical, deux droits protégés par la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, est réalisé lorsqu'est désigné un médecin-expert indépendant à qui seront remises les pièces composant le dossier médical et dont le rapport, établi dans le respect du secret médical, aura pour objet d'éclairer la juridiction et les parties.
Cour d'appel de Lyon
Par un arrêt du 18 septembre 2024, la Cour a pour sa part considéré que l’ordonnance de référé contestée a porté une atteinte excessive et disproportionnée au principe d'égalité des armes, une partie étant empêchée de produire spontanément des pièces qu'elle considère utiles à l'expertise et à sa défense.
Cour d'appel d'Aix-en-Provence
On peut enfin citer un arrêt rendu le 26 septembre 2024. Cette décision rappelle le caractère absolu du secret médical, destiné à protéger les intérêts du patient, qui souffre certaines dérogations limitativement prévues par la loi.
Ce principe peut entrer en conflit avec celui, fondamental à valeur constitutionnelle, des droits de la défense.
Le fait d’interdire à une partie de faire la preuve d’éléments de fait essentiels pour l’exercice de ses droits et le succès de ses prétentions constitue une atteinte au principe d’égalité des armes résultant du droit au procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH).
Que retenir de ces jurisprudences contrastées ?
Les décisions qui font primer les droits de la défense méritent à notre sens d’être pleinement approuvées.
Le droit de se défendre revêt une valeur constitutionnelle. Il doit logiquement primer en pareil cas sur le respect du secret médical. Ce secret ne doit pas être utilisé par le demandeur comme un subterfuge permettant, de façon discrétionnaire, de s’opposer à la production de pièces qui pourraient être contraires à ses intérêts.
Ce serait par ailleurs mettre l’expert, lui-même tenu au secret médical, dans une situation bien délicate, en ce sens qu’il ne serait pas en mesure de réaliser correctement sa mission.
Pour autant, il faut garder à l’esprit que le médecin mis en cause ne doit produire que les pièces strictement nécessaires à sa défense.
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