Pourquoi des conflits au bloc opératoire ?
Selon une étude menée en 2018 par la commission santé du médecin anesthésiste réanimateur au travail (SMART) du collège français des anesthésistes réanimateurs (CFAR), 9 professionnels de santé exerçant au bloc sur 10 déclarent y avoir déjà connu un conflit interprofessionnel.
Il n’est pas surprenant que le bloc soit le théâtre de tensions, parfois vives. C’est un lieu où cohabitent des spécialités différentes, dans un contexte souvent stressant. Les conditions de travail se sont par ailleurs dégradées depuis plusieurs années, avec des situations de plus en plus fréquentes de pénurie de matériel et/ou de personnel.
Les conflits sont d’intensités diverses et recouvrent une grande variété de situations. Il peut s’agir :
- d’un simple désaccord ou différence de vues à propos de la situation du patient ou de l’organisation du bloc : ces "mini-conflits" sont généralement ponctuels et résolus rapidement grâce à une discussion entre les acteurs concernés ;
- d’une situation de conflit latent ou permanent, due à de mauvaises conditions de travail ou une surcharge d’activité, mais non dirigée vers une personne en particulier ;
- de relations conflictuelles entre certains membres de l’équipe, qui peuvent aller jusqu’à une réelle animosité et à un refus de travailler en bonne intelligence ;
- de violences (verbales ou plus rarement physiques) exercées à l’encontre du patient et/ou des collègues.
L’impact de ces tensions est majeur sur :
- la qualité de vie au travail,
- la sécurité des patients, aspect sur lequel nous nous focaliserons plus particulièrement dans cet article.
Un impact majeur sur la sécurité des soins
Cet impact est loin d’être anecdotique, comme en témoignent deux cas réels dans lesquels un conflit au bloc a conduit à des situations dramatiques ou des remises en cause des droits des patients.
Cas n° 1 : une patiente endormie pour rien, sur fond de conflit avec la clinique
Un chirurgien orthopédiste programme une intervention chirurgicale sur une patiente de 82 ans. Quelques jours avant l’intervention, il apprend qu’il ne pourra recourir à une aide opératoire pour cette opération, faute de personnel disponible.
Bien qu’ayant confirmé l’intervention auprès de sa patiente, et alors que celle-ci a déjà été endormie par l’anesthésiste, il ne l’opère pas. En revanche, il fait intervenir un huissier au bloc opératoire pour faire constater ses conditions de travail dégradées.
Suite à la plainte ordinale déposée par la clinique à l'encontre du chirurgien orthopédiste, la chambre disciplinaire nationale du Conseil de l'Ordre lui inflige la sanction d'interdiction d'exercer la médecine pendant 6 mois, dont 3 avec sursis. Le Conseil d’État confirme cette décision par un arrêt du 24 octobre 2018.
Il retient notamment :
- une atteinte à la dignité de la patiente : le chirurgien s’est servi d’elle en maintenant une intervention qu’il savait ne pas avoir l’intention d’effectuer ;
- un risque injustifié en imposant une anesthésie inutile, ceci d’autant plus qu’il s’agissait d’une personne âgée de 82 ans ;
- un manquement à l'obligation d'information loyale puisque, bien que sachant pertinemment qu’il ne réaliserait pas l’intervention, le chirurgien l’a confirmée à sa patiente ;
- un manquement du chirurgien à son obligation d’entretenir avec ses confrères des rapports de bonne confraternité : le chirurgien n’aurait jamais dû laisser l’anesthésiste procéder à une anesthésie générale et aurait dû le prévenir de l’annulation dont il avait le projet.
Cas n° 2 : un patient décédé sur la table d’opération, au cœur d’une violente dispute de l’équipe
Le début d’une intervention de résection de la prostate chez un patient de 60 ans est marqué par une vive altercation entre le chirurgien et le personnel de bloc. La dispute porte sur le manque de matériel disponible pour l’opération.
Les échanges entre membres de l’équipe sont particulièrement violents puisqu’ils conduisent l’anesthésiste à sédater le patient afin qu’il n’entende plus les hurlements et ne subisse pas l’ambiance délétère du bloc.
Le chirurgien, fou de colère, mène l’opération en réalisant des gestes d’une grande brutalité, qui provoquent une hémorragie massive, dont le patient décède.
Le chirurgien est condamné pénalement à une peine d’emprisonnement de 3 ans avec sursis, une interdiction définitive d’exercer la médecine et une amende de 20 000 €.
Il lui est reproché d’avoir réalisé l’intervention sans le matériel adéquat et dans un état d’énervement important, ces fautes ayant créé les conditions conduisant au décès.
Quels sont les risques pour le soignant impliqué dans un conflit au bloc ?
Le soignant peut engager sa responsabilité professionnelle (au civil comme au pénal), comme nous l’avons vu avec les deux affaires citées, dès lors que le dommage subi par le patient est en lien avec la situation conflictuelle au bloc.
De manière générale, quand un praticien est mis en cause pour mauvaise qualité des soins, les conditions de réalisation de l’intervention chirurgicale en cause sont analysées lors d’une expertise. Il est évident que l’existence d’un conflit, de violences verbales et à plus forte raison physiques ou encore d’un énervement excessif seront appréciés de manière péjorative par l’expert, puis par le juge.
Sur un plan disciplinaire, le soignant peut par ailleurs être sanctionné si son comportement est considéré comme fautif.
À titre d’exemple
Un praticien hospitalier a été suspendu par son établissement pour une période de 6 mois, suivie d’une nouvelle période de 5 mois sur décision de l’ARS.
Il entretenait des rapports conflictuels avec l'un de ses confrères dont il avait dénoncé les pratiques médicales qu'il estimait contraires aux règles de l'art.
Le conflit consistait en des menaces, propos injurieux, et un "climat de peur" au bloc, épuisant les personnels, pénalisant le fonctionnement du service et faisant courir le risque d’une mise en danger grave des patients pris en charge.
La suspension a été confirmée par le juge administratif après recours exercé par le médecin (Tribunal administratif Jugement n° 2101347 du 30 janvier 2023).
Les soignants impliqués dans un conflit grave au bloc opératoire peuvent aussi engager leur responsabilité ordinale.
Enfin, de tels comportements peuvent justifier un licenciement.
En bref
- Quelles que puissent être les difficultés rencontrées au sein du bloc, il n’est pas tolérable que les patients en fassent les frais.
- Le soignant doit faire preuve de professionnalisme en toutes circonstances, et ne faire courir aucun risque au patient pris en charge.
Comment apaiser les situations de tension au bloc opératoire ?
Même si les deux cas rapportés peuvent paraître extrêmes, il n’en demeure pas moins que les situations de conflits au bloc opératoire constituent un risque non négligeable pour les patients.
Quelles que soient les causes des conflits (personnelles ou systémiques), il faut trouver des moyens d’apaiser les situations de tension pour qu’elles n’aient pas d’impact sur les patients.
Il existe plusieurs initiatives en ce sens. Sans souci d’exhaustivité, nous vous en présentons deux, l’une issue du CFAR, l’autre de l’APHP.
La campagne du CFAR pour promouvoir la communication, la coopération et la cohésion entre professionnels sur les plateaux techniques
À la suite de l’enquête qu’il a menée en 2018, le CFAR a initié une campagne de sensibilisation auprès des professionnels intervenant en plateaux techniques.
Elle vise à proposer des outils pour aider à gérer et analyser les situations de conflits dits "aigus" : violences verbales et physiques, incivilités.
Des fiches, affiches et visuels sont mis à disposition dans trois domaines distincts :
- Prévention des conflits
- Résolution des conflits
- Développement d’une meilleure cohésion d’équipe.
En savoir plus sur cette campagne et ses outils >
La charte éthique de comportement de l’APHP
L’APHP a publié en septembre 2024 une charte éthique de comportement au sein des blocs opératoires et sur les plateaux techniques interventionnels, qui vise à protéger tant les patients que l’équipe chirurgicale.
Ce document, validé en CME, s’adresse à tous les personnels hospitaliers (médecins, cadres de santé, infirmiers, manipulateurs radio, aides-soignants et agents hospitaliers) susceptibles d’intervenir au bloc opératoire, sans distinguer leur niveau hiérarchique.
Il consiste, pour les personnels qui signent la charte, à s’engager à adopter un comportement éthique, à savoir :
- une attitude professionnelle exemplaire, respectueuse et bienveillante, tant entre collègues que vis-à-vis des patients,
- une attitude calme, quel que soit le niveau de stress.
La charte détaille les propos ou comportements prohibés :
- agressifs (insultes, menaces, mépris, dénigrement, atteinte à la dignité),
- violents (physiquement, moralement ou sexuellement),
- sexistes ou discriminatoires, quel que soit le motif.
Le professionnel s'engage également à ne pas tolérer de tels propos : cette mention vise à responsabiliser chacun au bloc en faisant en sorte que le silence ne cautionne pas certains comportements problématiques.
À savoir
Le décret n° 2023-326 du 28 avril 2023 institue un médiateur national et des médiateurs régionaux ou interrégionaux pour les personnels des établissements publics de santé, sociaux et médico-sociaux. Le recours à la médiation peut permettre de régler un grand nombre de différends.