Une patiente endormie... mais qui garde un souvenir de l'intervention
Une patiente de 29 ans est hospitalisée via les urgences pour des algies pelviennes, à la demande de son gynécologue.
L’échographie retrouve une torsion de l’ovaire gauche pour laquelle une intervention en semi-urgence est organisée le lendemain. Une consultation d’anesthésie a lieu dans la foulée, où il est retenu : poids de 63 kg, taille de 160 cm ; tabagisme actif à 20 PA. La patiente est classée ASA 1 et une anesthésie générale est proposée.
L’induction et l’intubation orotrachéale sont réalisées par un IADE, travaillant sous la responsabilité de l’anesthésiste titulaire, occupé entre-temps dans une autre salle d’opération. Il est administré : Propofol, Sufentanil, Tracrium® (25 mg).
Vingt minutes après l’induction, l’anesthésiste remplace l’IADE en salle et constate que la patiente bouge, alors que les paramètres hémodynamiques ne présentent aucune modification.
Il s’aperçoit alors que la cuve du Sevorane® pour l'entretien de l'anesthésie n’a pas été ouverte par l’IADE. L’anesthésie est immédiatement approfondie par réinjection de Propofol, Sufentanil, Tracrium®, Midazolam et l’entretien assuré par Sevorane® à une concentration initiale de 2 %.
L’intervention se déroule ensuite sans complications ultérieures.
Mais au réveil, la patiente se plaint immédiatement à l’anesthésiste en indiquant :
"Je me suis réveillée en cours d'opération dans les 5 minutes après avoir été endormie, avec du scotch sur les yeux, un tube dans la gorge. Durant 30 minutes maximum, j'ai ressenti tous les actes chirurgicaux ; la douleur était bien présente ; je me suis débattue tout en étant curarisée, ma jambe gauche a fini par bouger et les médecins ont vu que je ne dormais pas à ce moment-là.
Lorsqu’on m’a rendormie, j'ai eu le sentiment que je n’aurais plus revu mes proches tellement c’était insupportable."
L’anesthésiste explique l’incident à la patiente, rédige un compte rendu, annexé au dossier, et adresse la patiente à la psychologue de la clinique.
Alors qu’elle n’avait pas d’antécédents psychiatriques, la patiente va développer des troubles de stress post-traumatique (TSPT), avec des conséquences importantes dans la vie quotidienne.
"Crises d’angoisse, cauchemars, réveils nocturnes. Agoraphobie. Manque de concentration. Je suis devenue hypocondriaque, avec une peur a l'idée de me faire à nouveau réopérer."
La patiente est prise en charge par un hypno thérapeute, un somato-psychopédagogue ainsi qu'un psychiatre et reste en arrêt de travail pendant 2 ans. Un traitement par Bromazepam et Venlafaxine lui est prescrit.
Selon les experts de la CCI, le dommage est un syndrome de stress post-traumatique en lien direct et certain avec le réveil peropératoire dû à l’absence d’agent d’entretien de la narcose durant l’intervention.
- Il est conclu à un accident médical fautif par défaut de surveillance de l’anesthésiste titulaire de la salle.
- La persistance de discrètes séquelles de stress post-traumatique, sous forme de conduites d’évitement, justifient un DFP évalué à 4 %.
Qu'est-ce qu'une mémorisation peropératoire ?
La profondeur de l’anesthésie est le résultat de la balance dynamique entre l’hypnose et l’analgésie. Un bon équilibre entre ces 2 variables permet la suppression de la réponse hémodynamique aux stimuli nociceptifs, garantit l’inconscience et l’amnésie en évitant les effets de surdosage des agents anesthésiants1.
La mémorisation peropératoire explicite ou "Awareness with recall"
Elle est définie comme un souvenir conscient postopératoire d’un événement peropératoire. Sa survenue est due, dans 87 % des cas, à une anesthésie anormalement légère.
Chez l’adulte, les souvenirs auditifs sont de loin les plus fréquents (50 à 80 %) suivis par l’impossibilité de bouger (51 %) et l’angoisse d’une mort imminente (34 %). Le souvenir d’une douleur a été retrouvé dans 38 à 50 % des cas2.
La symptomatologie est classée selon l’échelle de Michigan :
- Classe 0 (pas de réveil)
- Classe 1 (perceptions auditives isolées)
- Classe 2 (perceptions tactiles)
- Classe 3 (douleurs)
- Classe 4 (paralysie)
- Classe 5 (paralysie et douleur)3
L’incidence de la mémorisation peropératoire varie entre 1 et 2 cas pour 1000 anesthésies4, 5 mais elle est largement sous-estimée.
Les facteurs de risque de mémorisation sont en lien avec :
- Problème technique d’administration des agents anesthésiants.
- Technique d’anesthésie : dans le 5e audit national du "Royal College" des Anesthésistes Britanniques (National Audit Project for awareness5), les cas de mémorisation étaient 16 fois plus fréquents en cas d’utilisation de curares puisqu’ils privent le praticien d’un indicateur fiable d'anesthésie insuffisante : le mouvement du patient.
- Intervention chirurgicale et/ou le contexte : les polytraumatismes, les césariennes en urgence, les interventions dans un contexte d’hypovolémie ou défaillance cardiaque sont considérés à risque car les doses d'anesthésiques utilisées sont généralement réduites. La gestion difficile des voies aériennes retarde souvent l'administration d'anesthésiques volatils d’entretien.
- Facteurs de risque du patient : les antécédents de réveil peropératoire6 mais aussi la toxicomanie, l’abus d’alcool, la consommation chronique d’opioïdes, d’antiépileptiques ou benzodiazépines peuvent augmenter la résistance acquise aux anesthésiques.
Comment prévenir la mémorisation ?
Maintenir et monitorer la profondeur de l’anesthésie pendant toute la durée de l’intervention est le moyen le plus sûr de prévenir un réveil inopiné et réduire le risque de mémorisation.
Les paramètres hémodynamiques et cliniques (FC, TA, les mouvements), surveillés de routine, sont peu sensibles et peu spécifiques pour détecter un réveil peropératoire.
Le monitorage doit donc inclure :
- La concentration d'anesthésique de fin d'expiration des gaz halogénés.
- Le monitorage de la curarisation.
- Le monitorage de la profondeur de l’anesthésie*.
* le plus utilisé est l’Index Bispectral ou BIS™ qui réalise une analyse automatique de l’EEG cortical frontal bien qu’aucune étude n'ait démontré, jusque là, un avantage de la surveillance de l’EEG traité par rapport à la surveillance standard de la concentration télé-expiratoire des halogénés, y compris des grandes méta-analyses7. La RFE de la SFAR du 20108 indique clairement que le BIS peut dépister certains épisodes de mémorisation explicite, en particulier dans les populations à risque, sans les abolir. Ainsi, il pourrait permettre de détecter un sous ou un surdosage anesthésique (avis d’experts), lorsque les signes cliniques d’anesthésie sont modifiés par des traitements comme les curares ou par une instabilité hémodynamique peropératoire.
Quelles conséquences et quelle prise en charge en postopératoire ?
Les plus fréquentes sont :
- Les troubles du sommeil/cauchemars (40 % des cas).
- Une irritabilité diurne (17 %).
- La peur d’anesthésies ultérieures (20 %).
L’évolution vers un TSPT n’est pas surprenante : les études sur le sujet9 signalent un taux variable de TSPT de 0 à 70 %. L’incapacité de bouger, le sentiment de détresse et de panique sont les éléments les plus fréquemment associés à la survenue d’un TSPT10.
L’anesthésiste doit rassurer le patient et lui donner des explications sur les causes et sur le risque de récidive lors d’une anesthésie ultérieure.
Une prise en charge psychologique précoce doit être systématiquement proposée car elle permet de limiter les conséquences psychologiques à long terme11.
À retenir
- La mémorisation peropératoire est un événement indésirable rare mais toujours possible malgré les mesures de prévention qui doivent être appliquées.
- L’anesthésiste est responsable de la prise en charge de cette complication.
- Il est souhaitable de signaler l’incident à son assureur et à l’administration de l’établissement par une déclaration d’événement indésirable.
- Bien que souvent jugée très traumatisante par les victimes, la mémorisation peropératoire est souvent peu indemnisée car les séquelles sont heureusement moins lourdes que pour les autres types d’accident d’anesthésie