La césarienne à vif, une problématique complexe
Cette problématique s’adresse en premier lieu aux anesthésistes-réanimateurs de terrain mais pas seulement, car son analyse systémique montre clairement qu’elle concerne toute l’équipe.
Elle nous semble en tout cas être à l’origine d’un nombre croissant de contentieux et paraît plus fréquente que l’on ne croit, à tel point qu’un numéro spécial de la revue "Douleur et analgésie" lui a été récemment et entièrement consacré (Douleur analg. (2016) 29 ; 61-122. DOI 10.1007/s11724-016-0451-6).
L’alarme a été donnée par une psychologue exerçant dans une maternité lyonnaise qui est régulièrement confrontée à ces situations1. Un groupe d’anesthésistes-réanimateurs, experts dans cette spécialité, a souhaité apporter sa contribution à l’analyse médicale de cette problématique complexe.
Un des articles de cette revue, cosigné par deux anesthésistes-réanimateurs médecins conseils pour des compagnies d’assurance (les Dr E. Lopard et H. Bouaziz) est consacré aux "Conséquences médicolégales des défauts d’anesthésie locorégionale pour césarienne"2. En voici quelques extraits.
Fréquence des insuffisances d'anesthésie pour césarienne
Une abondante littérature médicale permet d’estimer la fréquence des insuffisances d’anesthésie pour césarienne entre 0,1 % et plus de 10 % selon le type d’anesthésie locorégionale (ALR), les taux les plus élevés s’observant en cas d’analgésie péridurale complétée et selon les conditions de réalisation de cette intervention.
Dans ce contexte, l’anesthésie générale (AG) n’est pas pour autant la panacée, puisque sa qualité peut également être mise en cause en cas de mémorisation, consciente ou inconsciente, beaucoup plus fréquente en obstétrique que dans d’autres spécialités3,4,5.
De nombreux facteurs, dont les nécessités de l’incontournable travail en équipe, et d’autres, comme par exemple la notion de l’urgence de l’extraction fœtale6,7,8 ou le caractère à très haut risque maternel d’une anesthésie générale, prennent parfois une importance surévaluée qui peut conduire les anesthésistes à prendre de mauvaises décisions et à négliger l’essentiel : assurer une "anesthésie chirurgicale de qualité".
L’approche médicolégale n’est pas plus simple car il s’agit d’estimer à la fois les éventuelles responsabilités (la méthode ALARM, issue de la Gestion des risques, est particulièrement adaptée à l’analyse systémique de ces situations complexes) et le retentissement somatique et psychologique du "vécu" de ces situations à haut niveau de stress qui surviennent sur un terrain particulier, voire "prédisposé", celui de la femme enceinte.
Ces défauts d’ALR se rencontrent plus volontiers en cas de césariennes non programmées, réalisées en "code rouge"8 mais pas seulement car certains contentieux traitent de césariennes programmées, qui s’inscrivent souvent dans des situations d’urgence à charge émotionnelle importante pour l’ensemble des acteurs, patientes, conjoints et soignants compris, où le "calme professionnel" et la "bienveillante neutralité" n’ont pas toujours été au rendez-vous…
Il n’est donc pas surprenant que ces plaintes ou réclamations soient l’aboutissement contentieux d’une insatisfaction parentale globale, issue d’une situation imprévue souvent très éloignée d’un "imaginaire idéalisé" qui se retrouve confronté à la réalité plus abrupte des contingences obstétricales et anesthésiques.
Quelle que soit la motivation des demandeurs, ces demandes sont habituellement fondées sur des troubles transitoires ou séquellaires intriqués9,10,11 à la fois physiques comme des douleurs chroniques, dont l’incidence peut atteindre 1 % à un an et/ou neuropsychiques (cauchemars, reviviscences, syndromes de stress post-traumatique…) dont les conséquences sur l’attachement maternel à l’enfant et sur la vie quotidienne du couple peuvent être importantes et constituer ainsi le fondement légitime à l’indemnisation de leur préjudice.
Considérations médico-légales et réglementation applicable
L’anesthésie figure, au même titre que la chirurgie et l’obstétrique, au palmarès des activités dites "à haut risque" par les assureurs, si l’on s’en réfère à leurs taux de sinistralité élevés, alors que ces praticiens représentent moins de 10 % du corps médical.
L’activité d’anesthésie est réglementée par le décret n° 94-1050 du 5 décembre 1994, décliné aux articles D.6124-91 à D.6124-103 du Code de la santé publique (CSP) qui distinguent trois phases, avant, pendant et après l’anesthésie.
Si la première phase ne donne relativement pas souvent matière à contentieux, il en va tout autrement de l’opération elle-même et de l’obligation de qualité des soins postopératoires afférente, qui donnent l’occasion aux juridictions d’étudier les manquements aux obligations et les responsabilités incombant aux anesthésistes-réanimateurs.
D’autres articles, issus de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, imposent de "faire bénéficier aux patients des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue".
Dans le cas de l’anesthésie obstétricale, il n’existe pas de réglementation spécifique, mais il convient de rappeler qu’au strict plan juridique la grossesse n’est pas une maladie (les femmes enceintes d’une grossesse strictement normale ne sont pas des "malades") et que l’accouchement "spontané" (c’est-à-dire non médicalisé) n’est pas un acte médical.
Il n’en va bien évidemment pas de même en cas de césarienne, situation qui est considérée juridiquement comme une "intervention chirurgicale", ce qui impose de fait d’autres obligations.
L’appréciation de la qualité de la prise en charge optimale des patientes s’appuie sur plusieurs obligations réglementaires qui font le socle juridique de la plupart des contentieux. Il s’agit de :
- L’absolue nécessité d’une information préanesthésique adaptée (art. D.6124-91 et D.6124-92 du CSP) qui fait le lit à un consentement libre et éclairé aux soins et actes proposés, mais qui doit également en situer les imperfections et limites. L’information préanesthésique, à l’heure où toutes sortes d’informations sont aisément accessibles sur les médias les plus divers, doit répondre à des critères médicaux de qualité stricts, définis par la société savante, la Haute Autorité de santé (HAS) et la réglementation (art. R.4127-35 du CSP). Idéalement, cette information doit être "claire, loyale, appropriée, compréhensible, adaptée et progressive". Elle peut être délivrée par "tout moyen", les impératifs juridiques imposant que sa délivrance soit tracée dans le dossier.
Dans le cas qui nous intéresse, les patientes doivent donc être préalablement informées des possibilités d’échec des ALR et des circonstances particulières pouvant et/ou devant imposer un changement de stratégie, c’est-à-dire, une "conversion" en AG. À ce titre, cette éventualité qui, selon la littérature, peut dépasser 10 ou 12 %, figure nommément sur la notice d’information éditée par la Société française d’Anesthésie-Réanimation (SFAR). - L’adéquation des moyens utilisés pour réaliser l’acte envisagé dans des conditions optimales est précisée par l’article R.4127-32 du CSP qui stipule que, "dès lors qu’il a accepté de répondre à une demande, le médecin s’engage à assurer personnellement au patient des soins consciencieux, dévoués et fondés sur les données acquises de la science, en faisant appel, s’il y a lieu, à l’aide de tiers compétents".
Sur ce plan, et quelles que soient les raisons pour lesquelles les anesthésistes concernés n’ont pas fait le choix d’une conversion de l’ALR en AG, il ne fait aucun doute pour les experts et les magistrats qu’il existe un défaut de la "gestion de l’échec" de l’ALR. Pour autant, de nombreux cas cliniques font état d’authentiques séquelles psycho-traumatiques, alors même que la conversion en AG a été faite dans les plus brefs délais. L’absence de conversion ne devrait donc être considérée que comme une "perte de chance" d’avoir dû endurer ces douleurs opératoires. - La notion de "faute", enfin, est un préalable indispensable à la mise en jeu de la responsabilité civile professionnelle des professionnels de santé. L’art. L.1142-1 du CSP dispose en effet que, "hors le cas où leur responsabilité est encourue en raison d’un défaut d’un produit de santé, les professionnels de santé… ne sont responsables des conséquences dommageables de leurs actes qu’en cas de faute".
L’indemnisation d’un préjudice impose donc la triple existence d’un dommage, d’une faute et d’un lien de causalité entre les deux.
La première question qui se pose est donc celle de l’existence éventuelle d’une faute et de son importance, qui serait à l’origine d’une pleine responsabilité de l’anesthésiste ou seulement d’une "perte de chance" partielle.
Ainsi, même s’il est constant qu’une conversion rapide en AG n’implique pas pour autant une absence de psycho-traumatisme, par des phénomènes de mémorisation qui surviennent globalement dans 1 à 2 anesthésies générales sur 1 000 (la césarienne est une intervention propice à la genèse de ces situations en multipliant par 6 cette incidence), les magistrats estiment assez logiquement que l’importance de la perte de chance est "proche de 100 %", raison pour laquelle ils ordonnent l’indemnisation de l’entier préjudice et non seulement d’une fraction de celui-ci.
Analyse systémique
Les conditions de pratique médicale ne sont pas toujours comparables : césarienne programmée vs urgente, rachianesthésie vs anesthésie péridurale complétée, probable échec technique vs problème de délai…
L’analyse systémique des contentieux dont nous avons connaissance comporte cependant de nombreux points communs, en particulier le constat final et peu contestable que les patientes ont été opérées "à vif", en tout cas sans anesthésie efficace.
Au plan des causes racines (méthode ALARM) les anesthésistes concernés mettent souvent en avant pour leur défense, "l’extrême urgence supposée" et la dangerosité de l’AG avec intubation trachéale en contexte obstétrical.
S’il n’est pas question de remettre en cause cet incontestable avantage des ALR, largement démontré au plan épidémiologique en situation d’urgence (enquêtes triennales britanniques, enquêtes américaines, enquêtes du Comité national d’experts sur la mortalité maternelle en France), il n’en est probablement pas de même lorsque la patiente ne présente pas de risque anesthésique particulier et lorsque la césarienne est programmée, et encore moins en l’absence d’une quelconque urgence à l’extraction.
Plusieurs facteurs déterminants doivent être pris en compte dans l’analyse systémique de ces accidents, cette liste n’étant pas exhaustive :
- l’imprévisibilité de l’efficacité effective des ALR pour les césariennes, certaines publications faisant même état de 10 ou 12 % d’échecs, ce qui est considérable (sur ce plan, hormis quelques cas publiés d’échecs techniques ou pharmacologiques, la non-prise en compte des imperfections d’une analgésie péridurale déjà posée est un facteur établi et récurrent d’une insuffisance d’anesthésie chirurgicale ultérieure) ;
- les délais laissés à l’anesthésiste, du fait de son absence de maîtrise des indications, de la réalité supposée de l’urgence (alors que la valeur prédictive positive d’un rythme cardiaque fœtal anormal est extrêmement faible puisqu’elle ne dépasse pas 30 % selon la littérature) et de son absence d’anticipation par l’équipe obstétricale, car l’anesthésiste est souvent "de garde" et ne participe pas effectivement à la surveillance de la bonne marche de l’accouchement ;
- des situations anxiogènes d’extrême pression professionnelle, source de décisions volontiers "à sens unique", sans alternative ou réévaluation possible dans ce contexte ;
- les craintes parentales (et de certains professionnels) vis-à-vis des conséquences de l’AG, pas toujours justifiées, pour l’enfant à naître et les souhaits du couple, en particulier lorsque le père de l’enfant est autorisé à être présent en salle d’opération ;
- La gestion d’un échec d’anesthésie chez des praticiens qui n’y sont pas préparés, souvent vécu par les patientes comme une insuffisance professionnelle alors que la littérature indique pourtant sa grande fréquence, et surtout l’appropriation intime de ses conséquences en termes d’image personnelle (ego) ou collective (réputation au sein de l’équipe).
Les préjudices
Si les conditions médicales ne sont pas toujours comparables d’un cas à l’autre et si l’appréciation des responsabilités par les magistrats pourrait être sensiblement différente, les conséquences pour les patientes sont souvent identiques et peu discutables. Les troubles séquellaires allégués sont quant à eux éminemment subjectifs et difficilement vérifiables ; l’aide d’un psychiatre ou d’un psychologue peut alors s’avérer indispensable pour les préciser.
Au plan du dommage et des préjudices imputables, les conséquences de ces défauts d’anesthésie portent sur les postes de préjudice suivants :
- la prolongation et l’intensité des gênes et des souffrances endurées temporaires. Une éventuelle chronicisation des douleurs pourra être intégrée dans le taux d’atteinte à l’intégrité physique ou psychique (AIPP) ou déficit fonctionnel permanent (DFP) ;
- la persistance, nécessitant parfois un traitement psychologique ou psychiatrique, d’un authentique syndrome de stress post-traumatique (SSPT) d’importance variable, qui fait partie de la classe des névroses post-traumatiques. Ses symptômes spécifiques en sont la labilité émotionnelle, le blocage des "fonctions du moi" (indifférence, inhibition de la libido) et les phénomènes répétitifs (ruminations mentales, réviviscences, flash-back, cauchemars…). L’organisation névrotique de la personnalité se révèle par une attitude ambiguë faite à la fois d’une dépendance à l’égard de l’entourage et d’une note revendicatrice qui peut prendre le devant du tableau. Un syndrome dépressif est fréquent après un tel traumatisme mais il est le plus souvent résolutif après traitement.
L’évaluation de l’incapacité - qui doit faire la part de l’état antérieur, apprécier le caractère permanent des troubles et tenir compte de leur retentissement sur la vie quotidienne de la victime -, ne peut en général intervenir avant un délai de dix-huit mois à deux ans. Selon le barème fonctionnel indicatif des incapacités en droit commun, l’évaluation du taux de DFP peut s’établir entre 5 et 20 %.
Conclusions
Dans ces situations à risque médical important, les anesthésistes sont confrontés à des considérations multiples et opposées, dont la réalité de l’urgence, la pression de l’équipe obstétricale, la dangerosité supposée des anesthésies générales en contexte obstétrical, la gestion d’un "échec personnel", etc.
Dans ces situations, l’anesthésiste est souvent pris dans la "tourmente" de situations à haut niveau de stress qui perturbent parfois l’analyse objective de la qualité de sa prise en charge anesthésique. Ces considérations sont parfois assez éloignées de l’essentiel de leur pratique qui est de réaliser une anesthésie de qualité.
Ils peuvent donc voir leur responsabilité retenue non pas pour un défaut technique ou pharmacologique de leur anesthésie, qui est toujours possible, dont les causes sont multiples et dont les patientes doivent être informées, mais pour avoir autorisé la réalisation d’une chirurgie sans s’assurer de la qualité de leur anesthésie. Il peut alors s’agir d’un manquement à une obligation de moyens, du non-respect d’une obligation réglementaire, voire d’une faute éthique surajoutée.
L’analyse médico-légale objective des faits devrait mener à la reconnaissance d’une perte de chance "simple" dont l’importance est difficile à préciser, mais que les magistrats considèrent comme majeure, voire totale.
Ces mêmes magistrats, qui ne sont pas liés par le rapport d’expertise, retiennent parfois une responsabilité partagée entre les anesthésistes, les obstétriciens (au motif d’une "poursuite de la chirurgie malgré une anesthésie inefficace"), voire les sages-femmes (au motif d’appels trop tardifs aux autres membres de l’équipe).
La responsabilité des anesthésistes-réanimateurs est cependant le plus souvent retenue car ces défauts d’anesthésie concernent leur domaine de compétence propre pour lequel ils restent seuls maîtres d’œuvre.