Une discussion sur Internet qui tourne mal
Plusieurs chirurgiens-dentistes participent sur Internet à un groupe privé de discussion entre professionnels. Ils y échangent à propos d'observations cliniques et de prises en charge de patients.
L'un d'eux publie ses observations sur un jeune patient qui lui a demandé un second avis sur l’opportunité de la pose d’un implant, après une consultation dans un centre dentaire.
Un chirurgien-dentiste publie alors un commentaire critique sur le plan de traitement initialement envisagé au centre dentaire : "C'est beau, pourquoi pas une implantation et circoncision à la naissance ?".
Ayant eu connaissance de ces propos, le centre dentaire les juge anti-confraternels, médisants et déplacés. Il considère en effet que le chirurgien-dentiste s'est autorisé un jugement de valeur sur le plan de traitement établi par un confrère et a diffusé ce jugement à tous les autres chirurgiens-dentistes, témoins de la discussion. Ce faisant, il a porté atteinte à l'honneur de la profession de chirurgien-dentiste puisqu'il a jeté le discrédit sur un confrère et, in fine, sur le centre qui l'emploie.
En première instance, la chambre disciplinaire considère que pour regrettables qu'ils soient, les propos ne présentent pas de caractère injurieux ou dévalorisant à l'égard des praticiens du centre dentaire. La plainte est donc rejetée.
Un appel est alors interjeté par le Conseil national de l’Ordre.
Quels sont les arguments présentés devant la chambre nationale ?
Les arguments du chirurgien-dentiste
Pour sa défense, le chirurgien-dentiste :
- invoque la liberté d'expression, protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme. Il rappelle en effet que le respect du principe de confraternité n’y fait pas obstacle et que le chirurgien-dentiste peut exprimer librement une opinion sur les pratiques de ses confrères ;
- conteste avoir calomnié un confrère ou fait preuve de médisance à son égard ou à l’égard du centre, puisqu’il n'a tenu directement aucun propos à leur encontre ;
- invoque le fait que cet échange s'est tenu dans le cadre restreint d'un groupe de discussion entre professionnels et n'a donc pas été rendu public.
Les arguments du Conseil national de l'Ordre
De son côté, le Conseil national de l'Ordre soutient que :
- la référence à la pratique de la circoncision est totalement déplacée, anti-confraternelle et contraire à l'honneur de la profession ;
- certes, comme tout citoyen, un chirurgien-dentiste jouit de la liberté de s’exprimer. Mais dans la mesure où il appartient à une profession réglementée, ce droit est forcément limité par les règles déontologiques qui s'imposent à lui. Parmi ces règles : la confraternité et l'honneur de la profession. Les propos tenus n'étant ni équilibrés, ni nuancés, le chirurgien-dentiste a dépassé les limites de la liberté d'expression.
La chambre disciplinaire nationale sanctionne le chirurgien-dentiste
Dans sa décision du 13 mars 2023, la chambre nationale disciplinaire de l'Ordre rappelle plusieurs articles du Code de la santé publique.
- L'article R.4127-203 : tout chirurgien-dentiste doit s'abstenir, même en dehors de l'exercice de sa profession, de tout acte de nature à déconsidérer celle-ci.
- L'article R.4127-225 : le chirurgien-dentiste doit éviter dans ses écrits, propos ou conférences toute atteinte à l'honneur de la profession ou de ses membres.
- L'article R.4127-259 : les chirurgiens-dentistes doivent entretenir entre eux des rapports de bonne confraternité.
L'ensemble de ces dispositions impose au chirurgien-dentiste d'entretenir des relations confraternelles avec les autres praticiens, et cela même en dehors du seul cadre professionnel.
En l'espèce, les propos tenus caractérisent, "sous forme ironique et méprisante, l'expression d'une opinion non mesurée ainsi que non objective et dénuée de tout caractère scientifique sur un traitement thérapeutique proposé par un confrère".
Ils s’apparentent à un "dénigrement grossier qui excède largement les limites de la liberté d'expression, ainsi que le droit à l'émission d'opinions techniques et scientifiques rationnelles, objectives, mesurées et respectueuses d'autrui".
Ils visent à remettre en question les méthodes thérapeutiques et de soins proposées par les confrères et déconsidèrent la profession.
La sanction de l'avertissement est prononcée à l'encontre du chirurgien-dentiste.
Quelques conseils pour interagir avec vos confrères sur Internet
Il n'est évidemment pas interdit, au nom de la liberté d'expression, d'émettre une critique ou une opinion contraire à celle d'un confrère. Mais le devoir de confraternité impose à tout praticien de bien peser ses mots pour le faire, que les propos soient tenus sur un groupe de professionnels ou sur un réseau social ouvert à tous.
Nos conseils
- Évitez toute polémique : le risque est grand que les discussions dégénèrent et prennent un tour agressif, voire injurieux, surtout sur un réseau social.
- Abstenez-vous de tout jugement de valeur, asséné sans éléments factuels et concrets. C’est ce qui a pesé dans cette affaire en défaveur du chirurgien-dentiste.
- Interdisez-vous évidemment tout propos insultant, injurieux ou ordurier.
- Maniez l’ironie avec précaution. Même si elle peut paraître moins brutale qu’une critique directe, elle peut être interprétée comme un dénigrement d’un confrère ou de la profession.
- Ne considérez pas qu’il n’existe aucun risque, dès lors que les propos ne sont pas adressés à une personne en particulier. Le chirurgien-dentiste ne doit pas porter atteinte à l'honneur de la profession, dans son ensemble.